Close

Armistice de 1918 – Mémoire de « Dirlem » LE BRAS, frère de mon Grand-Père Alain-Marie

67152a2e608e9e60807ccd38cf077531

En feuilletant dans les boîtes d’un bouquiniste breton, le hasard nous a mis sous les yeux une plaquette intitulée « Les Bretons qui meurent », publiée en 1916, par Emile Masson, en souvenir de Jos Le Bras, barde Dirlem. Nous en avons fait la lecture avec étonnement et ravissement. Comment un pareil document, qui jalonne un événement moral d’une importance capitale, a-t-il pu être aussi parfaitement enterré jusqu’ici, alors qu’il a certainement passé dans des centaines de mains au cours des vingt années qui se sont écoulées depuis sa publication ? Certes, Dirlem n’a laissé derrière lui aucune œuvre comparable à « Ar en deulin ». Il n’avait pas le souffle de l’autre, et fauché à 23 ans par une balle de mitrailleuse, il n’avait encore donné qu’une très faible mesure de sa personnalité. Mais tout de même ! Il semble bien en lisant les lignes qui vont suivre que le petit Le Bras n’avait pas le ventre à tomber dans la mauvaise littérature à la René Bazin que la forme splendide de « Peden er Gédour » ne saurait vider de son contenu. Le petit Le Bras ne s’est pas un instant senti une « étoile brillante au front de la France », il est resté, seul, irréductible Breton. Et de cela, nous lui sommes pieusement reconnaissants. C’est lui, et non pas Jean-Pierre Calloc’h, qui nous montre l’exemple pour la prochaine fois- Nous n’avons plus contre ses opinions les mesquins préjugés qui firent tomber dans l’oubli celui qui fut peut être LE héros Breton de la guerre.

Sur la couverture de la brochure, on lit cet exergue : « Ave, Caesar !… ». Le mot, ainsi que les points de suspension qui le suivent, en dit long sur les arrière-pensées d’Emile Masson, en ces sombres années de guerre où la terreur faisait rentrer  sous terre les suspects d’antipatriotisme. Et plus loin, lisez ces paroles de Dirlem, qui montent de la boue des tranchées comme la plainte d’une bête traquée : « Je ne voudrais pas laisser ma vie ici ! ».

Ces gens-là furent nos braves. Ils eurent ce courage de rester sourds à la folie collective du chauvinisme français qui assimilait les compatriotes de Gœthe et de Bach aux anthropophages de la Papouasie et qui appelait traîtres à la civilisation, à la justice et à la liberté, les rebelles irlandais de la Semaine de Pâques. Leur sens breton fat plus fort que tout. Repliés sur eux-mêmes, ils durèrent, ils moururent, sans comme tant d’autres, oublier la Bretagne.

Nous serons sans doute à même bientôt de faire plus qu’ils n’ont fait, mais nous n’aurons jamais le mérite qu’ils ont eu.

Né le 8 novembre 1889 à Saint-Sauveur de Landivisiau (Finistère), d’une famille de pauvres cultivateurs ; — caporal au 48e de ligne, Joseph Le Bras a été tué le 8 septembre dernier, au sortir des tranchées, à la tête de son escouade. Quinze de ses camarades furent touchés avec lui. D’abord légèrement atteint, il faisait un prompt effort pour se relever, quand une balle le coucha pour jamais à terre.

La mobilisation l’avait trouvé à Plouguin, canton de Ploudalmézeau (Finistère), instituteur public intérimaire. Il venait d’y arriver, ayant rempli les mêmes fonctions cette même année à Scaër. Quand je l’ai connu, en mars 1913, il était encore maître d’école libre à Landivisiau.

Une carte postale illustrée représente le jeune barde Jos Ar Braz Dirlem à 17 ans. C’est le type de l’adolescent léonard : l’air encore un peu futé et timide d’une fille, avec des yeux hardis de petit renard ; pureté du front, du regard, du teint ; ailes bien éployées du sourcil ; nez droit, franc, palpitant ; bouche large et mince, prête à sourire et à mordre aussi ; grandes oreilles sous le large chapeau à longs rubans de velours noir ; col blanc, plastron blanc de chemise sans cravate, vaste gilet noir, bien ouvert, à cent boutons, sous la large veste de drap noir à courtes basques ; ceinture de flanelle rayée et lâche, aux gros plis abondants sur l’abdomen ; pantalon large à longues raies verticales ; gros souliers ferrés. D’une main le jeune barde tient l’organe catholique bretonnant Kroaz ar Vretoned, et de l’autre il s’appuie au lourd penbaz à corde de cuir tressé.

Voici comment en mars 1913, Très peu de temps avant de quitter l’enseignement libre pour l’enseignement public, s’exprimait cette âme très noble devant d’angoissants problèmes :

« J’aime l’Evangile. Avec douleur je vois un grand nombre de missionnaires de Celui qui est venu sur la terre pour l’amour de tous les hommes et qui était l’Ami des Pauvres, s’incliner si bas devant les Riches qu’a maudits Jésus, dans le « Sermon sur la Montagne »… Pourquoi les seigneurs de la Richesse peuvent-ils, de leur or, de leur argent, de leurs billets de banque, acheter les beaux honneurs [enoriou kaèr] de l’Eglise, les jours de Baptême, de Mariage, d’Enterrement ? Hélas 1 comme ils sont vrais les vers de Brizeux : jusqu’en son trépas Le riche a des honneurs que le pauvre n’a pas !

« Oublient-ils les paroles du Christ sur le denier de la Veuve ? « En vérité !… tous ont donné de leur opulence, mais elle, c’est de sa misère qu’elle a donné I ».

« Comme on ne saurait rêver voir tous les travailleurs de l’œuvre bretonne venir à l’Evangile, j’accepte d’aller au peuple breton, à Yann Couer, avec tous les hommes de bonne volonté, chrétiens ou non. Mais je suis pauvre, hélas ! mes parents ne sont pas riches non plus, et, infirmes déjà, ils ne travaillent plus… Autre chose : maître d’école libre je suis, mais il est des points où je ne suis libre que de nom… En dehors des Catholiques, je ne vois personne, moi…

« La grande erreur des « chefs-bretons » c’est de croire qu’ils éveilleront le pays avec des gens qui n’ont pas l’esprit breton, et ignorent la langue bretonne. Quand seront francisés, quand seront déracinés tous les paysans, et qu’il n’y aura plus qu’une « pochée » de dilettanti àaimer leur pays… dans leurs écrits, ah ! comme alors sera lamentable l’état de la Bretagne !

Ces idées que j’exprime du long de ces longues lignes n’ont à mes yeux pas plus de valeur que n’en peuvent avoir les paroles d’un « petit gars » de 23 ans [pôtrig 23 bloas] qui a encore bien des choses à apprendre de ses aînés… »

Hélas ! « petit gâs de 23 ans », tu n’as plus rien à apprendre de tes aines ! Te voici passémaître et d’un coup ta mort immortellement couronne la cause que tu aimais, à laquelle tes aines et toi-même vous aviez en vain dévoué votre vie entière.

Ces fragments de lettre sont traduits du pur dialecte de Léon, de Jos Ar Braz. A d’autres de dire, dans des revues spéciales, l’espoir qu’il fut et le deuil qu’il sera pour la Jeune-Bretagne (1), et pour les militants des renaissances provincialistes. Mais son cœur, c’est-à-dire sa cause,appartient désormais à tous. « Quand cette tuerie prendra-t-elle fin ? » écrivait-il des tranchées en mars dernier. « J’ai hâte de retourner en Bretagne. Le travail est pressé là-bas l Mes compatriotes sont malheureux, et, pour l’amour de la Bretagne, je ne voudrais pas laisser ici ma vie ! ».

La peine du paysan de Basse-Bretagne parlant une langue antique et cependant reniée des éducateurs du jour ; la peine du matelot breton ; la peine de cet homme de peine de la terre et de la mer, à quoi tous les siens sont condamnés, voilà la nostalgie qui le hante sur les champs de bataille, face à la mort. Cette peine il l’a vécue lui-même dès la petite enfance, quand « pieds nus, tête nue, derrière mon père, la main droite fouillant dans un sac de cendre accroché à ma main gauche ; couvert de cendre, trempé, tes reins brisés, le long de deux ou trois sillons de trous, vite, pas à pas, je plantais les pommes de terre. » C’est aussi la peine du domestique de ferme qui « loge avec les bêtes, couche en travers des bêtes, n’a d’autre air à respirer que le suint des bêtes ! » ; celle du fermier pauvre qui « n’ose pas regarder les haillons de ses petits en allant payer sa rente au riche propriétaire : « sous ses habits, voilà ta sueur et ta graisse ! » C’est encore la peine de l’écolier ou du conscrit des Montagnes-Noires ou de la Montagne d’Arrez, qu’on raille, qu’on insulte ou qu’on punit, parce qu’ils parlent leur langue maternelle.Cette peine multiple, infinie, inapaisée, mais non pas du tout inapaisable, d’une vieille race héroïque et désintéressée qu’exploitent et travaillent méthodiquement à dénaturer des individus de races jeunes et ambitieuses, voilà la peine dont il souffre presque uniquement dans la bataille, dans les « grands fossés hideux (« heu-gus eo ! ») pleins de cadavres à demi-nus. C’est le « travail pressé » qui l’appelle, à quoi 11 a promis sa vie. Sur la terre rouge du sang des hommes il voit poindre tremblante, amoureuse, la verte pousse de l’herbe nouvelle, et il écrit, le 1er mai : « Je ne veux pas laisser passer ce jour de la fête des travailleurs sans venir vous dire que je suis encore vivant. Le printemps fait du bien- »

Le « travail pressé » attendra. Il est pour d’autres mains; non pour un cœur plus pur, plus humain. « Evit Breiz » disait-il sans cesse : pour la Bretagne vivait ce petit paysan instituteur de Basse-Bretagne, et c’est pour la Bretagne qu’il a donné sa vie, tout en rêvant de soulager la misère et l’ignorance des siens; de retourner parmi eux enseigner les choses nécessaires : l’union qui fait la force, la coopération, l’entr’aide des travailleurs, afin qu’ils sachent désormais faire leur vie plus douce et plus belle, et qu’ils rendent à leur langue antique et magnifique son antique et magnifique prestige : Te a dle beza ta zalver. Kont war ta nerz ha ijin unanet gant nerz ha ijin da holl vreudeur ! « A toi-même d’être ton sauveur, dit-il à son frère des champs et des rives d’Armorique : compte sur ta force et ton bon sens unis à la force et au bon sens de tous tes frères » (2).

« Evit Breiz ! » Pour la Bretagne dans tout le passé, et sur tous les champs de bataille du monde, des milliers et des milliers de Bas-Bretons sont morts dans les rangs français, à bord des navires de guerre français, à qui la grande Patrie doit tant de victoires et la liberté. Evit Breiz !pour la Bretagne, dans la Grande Guerre que voici, que les grandes nations livrent pour la liberté des petites ; partout et toujours, en Flandres, en Champagne, en Argonne, en Alsace, aux Dardanelles, en Serbie, sur l’Océan sans rive, « la mer grande » sont morts, meurent chaque jour, chaque jour passent et vont mourir, mourront demain — inébranlables, impassibles et comme muets — des milliers et des milliers de paysans bas-bretons, incultes et ne sachant pas dire. Ils sont « les meilleurs régiments de France»; ils sont ses marins, ses fusiliers-marins invincibles. Ce qu’ils ne savent pas dire, ce qu’ils ne disent pas, tous ceux-là qui sont morts ou qui vont mourir, l’un d’eux, Jos ar Braz, paysan cultivé, l’a dit. Il est leur âme; il est leur voix. Son œuvre brève et brave parle pour eux, et par delà la mort proclame : « La langue de ce peuple de héros, notre langue, doit avoir droit de cité en France ».

En vérité, ô France, et au nom de ce martyr, ta Basse-Bretagne n’est-elle pas cette « Pauvre Veuve » qui — tandis que d’autres ne donnent que de leur opulence — t’a donné tout, de sa misère : tous ses fils, à qui tu refuses des écoles en leur langue, et de s’instruire dans le passé de leur race ?

E. M.

  • (1) Son nom bardique était Dirlem (acier tranchant). De ce nom il signa poèmes et articles de Kroaz ar Vretoned. Dans Breiz-Dishual il écrivait sous le nom de Yan Brezel(Jean le Guerrier), et sous celui de Bruger dans Brug (Bruyères). Il avait été lauréat du concours de poésie bretonne de la Fédération Régionaliste à Douarnenez en 1912, et à Hennebont en 1913.
  • (2) Ces citations et les précédentes sont traduites des articles courts, précis, familiers, pittoresques et pleins de sève qu’il écrivit régulièrement dans Brug, périodique illustré, écrit dans les 4 dialectes bretons, destiné à propager des goûts d’art et de sociologie parmi les paysans.

STUR n° 7-8 Octobre 1936 Janvier 1937

Stur_n°6_été_43

Stur est une revue bimestrielle bretonne d’études politiques, fondée par Olier Mordrel en 1934 dans l’optique de donner au mouvement breton une assise idéologique de haut niveau.

Quoique faisant partie du mouvement des « relèves », la revue propose un national-socialisme bretonnisé. Publiée de 1934 à 1939 puis de 1942 à 1944, son audience est néanmoins très faible et cantonnée à la frange la plus extrémiste du mouvement breton.

2 thoughts on “Armistice de 1918 – Mémoire de « Dirlem » LE BRAS, frère de mon Grand-Père Alain-Marie

  1. Fantastique ces éléments concernant Jos Le Bras.Je suis tombé sur le site car je suis à la recherche d’éléments pouvant expliquer le fait que son nom n’apparaît pas sur un monument aux morts:St Sauveur lieu de naissance ou Plouguin son dernier poste ) sachant que son nom figure au Panthéon des écrivains et poètes morts pour la France.

    Merci pour ces infos

Comments are closed.